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Florent Haffner, ingé d’avenir -  “Humain, ingénieur, anthropocène.”

Florent compte parmi ces amis anciennement ingénieurs, des maraîchers, des bifurqueurs, qui ont quitté le métier pour faire autre chose… Lui veut rester ingénieur, mais se questionne sur ce qu’il met derrière “être ingénieur.” Florent est parti explorer d’autres possibles, a remis en question cette place tant valorisée de l’ingénieur, a pris son bagage de compétences pour l’utiliser ailleurs, a cumulé d’autres pouvoirs sur le chemin ! Il raconte…

“Un parcours classique”

Fort en math au lycée, il fait prépa, puis Centrale Lyon, une école d’ingénieur. “Je ne me posais alors pas vraiment de questions. C’était la voie royale”, explique Florent. Il aime les maths et la physique et je baigne dans le monde des ingénieurs techno solutionnistes et techno optimistes. C’est pendant sa césure au Brésil, en 2017, qu’il commence à s’en poser. “J’avais déjà en tête les grandes lignes des enjeux de transition. Mais, quand j’ai vu le contexte social, les inégalités, l’urbanisme fou qu'ont connu certaines villes là-bas - déjà qu’en France, c’est pas simple - je me suis demandé comment on allait résoudre le problème dans des pays comme celui-ci.”

“Ça me paraît indispensable d’avoir ce regard critique sur la technique, la technologie et même le rôle de l’ingénieur en général. Surtout en France…”

La technocritique pour prendre du recul

Pour sa dernière année, il retourne à Centrale, et découvre Jean-Marc Jancovici, Gaël Giraud et d’autres influenceurs environnements et éthiques. C’est un an avant le mouvement Youth For Climate, mais dans son école, de premières revendications ont déjà lieu. Certaines choses le mettent mal à l’aise, comme le cours qu’il suit sur les questions de transition énergétique, donné par un ancien salarié de Total, climato-sceptique : “ce n’est qu’un cours, mais sur le coup, ça marque.” En parallèle de sa dernière année, il passe un master histoire et philosophie des sciences et techniques. “Ce sont des apprentissages qui font de moi, j’espère, un meilleur ingénieur, car ça m’a apporté un regard critique et réflexif sur mon activité.” Pour Florent, il lui semble aujourd’hui indispensable d’avoir ce regard critique sur la technique, la technologie et même le rôle de l’ingénieur en général. “Surtout en France, l’ingénieur à une place assez unique par rapport à d’autres pays. Même à la télévision, l’ingénieur est un expert, qui a une audience. Cette place n’est pas forcément plus justifiée que celle accordée à d’autres formations, qui n'ont pas la même audience.” 

La dissonance face aux récits d'entreprise

En stage de fin d’études, Florent rejoint le CEA : le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives. Cet organisme de recherche est connu pour avoir travaillé sur les réacteurs nucléaires et la bombe nucléaire et fait aussi de la recherche sur le climat et le renouvelable. Un travail qu’il trouve intéressant. Il découvre la vie active, de bureau, les collègues… Tout est beau. Mais, au bout d’un an et demi, après un stage puis un premier contrat de salarié, il commence à entrer en dissonance par rapport aux récits portés par la structure, “ techno solutionnistes et techno optimistes”, tandis que les finalités de son métier le préoccupent. Il cite un exemple : “je travaillais sur la conception de panneaux solaires qui allaient être installés pour décarboner les mines. Alors oui, il faut décarboner les mines, mais nos partenaires ou les partenaires de partenaires, attendaient ces panneaux pour dire que c’était une mine propre, verte ou écologique”. Ses questionnements arrivent début 2020, avant le covid, et pour lui, c’est sûr, ce n’est pas à 24 ans, dans une région où il ne se projette pas, qu’il va faire une telle concession éthique. Il décide alors de démissionner.

“J’ai eu une rupture par rapport à ce que je faisais en CEA, mais mon diplôme m’a transmis des compétences qui restaient utiles pour cet emploi.”

Rejoindre le Campus de la Transition

Le premier confinement covid arrive et Florent se dit : “il me faut un point de chute”. Il cherche des offres sur différents supports : jobs_that_makesense, le réseau Low Tech… Et via ce dernier réseau, il tombe sur un service civique de recherche action au Campus de la Transition. Dans cet écolieu, une vingtaine de personnes expérimentent un mode de vie en transition. Florent le rejoint en tant qu’habitant en service civique. “Là-bas, je travaille sur la documentation de démarches de sobriété et low-tech en écolieu, je fais des calculs d’empreinte carbone des habitants, je travaille sur la concertation territoriale, sur les mobilités cyclables sur un territoire rural. Un ingénieur dans une boîte classique pourrait très bien faire ce type de travail.” 

“Je remettais la technique au service de l’humain”

Intéractions avec différentes parties prenantes de diverses disciplines, résolutions de problèmes concrets, compréhension des usages de chaque habitant, au Campus, Florent expérimente une manière différente de travailler. Jusqu’ici être ingénieur revenait pour lui à simplifier un problème en solution technique, sans se demander si celle-ci répondait à un problème général. “On met nos œillères en simplifiant le problème. Et les œillères, on les garde jusqu’au bout.” Au Campus de la Transition, lors de son service civique, il trouve stimulant de “remettre la technique au service de l’humain”. Il apprécie aussi de s’investir dans un collectif, dans lequel il est aligné sur les grandes lignes. Il vit dans un habitat participatif, qui permet de faire du lien social de manière différente. Enfin, il se sent plus lui-même qu’auparavant : “Les récits qu’avait le CEA, me demandait de m'asseoir sur mon humanité et de rester ingénieur. Il y avait un truc que je laissais à la porte de l’entreprise. Au Campus, j’ai pu faire converger les deux : l’humain et l’ingénieur.”

L’envie de retrouver un rythme métro - boulot - dodo

En novembre 2022, Florent quitte le Campus de la Transition, et sent le besoin de faire une pause. Il retourne s’installer à Nantes, est au chômage et en profite pour organiser des fresques du climat et d'autres ateliers de sensibilisation. Il veut aussi retrouver un rythme normal : métro, boulot, dodo, maison. “J’avais besoin d’une séparation vie pro et vie perso plus claire, après 3 ans de covid, où j’ai télétravailler puis vécu au Campus où tout était mélangé.” La vie de bureau, il la ré-envisage aussi pour garder un lien social. 

“Reprendre un travail d’ingénieur, avec une structure qui se donne le temps et les moyens d’enlever les œillères.”

Un ingénieur technocritique, plutôt que techno solutionniste

En ce moment, Florent cherche du travail. Il a deux pistes : reprendre un travail technique d’ingénieur, avec une structure qui se donne le temps et les moyens d’enlever les œillères, en se posant des questions sur les enjeux sociaux et environnementaux. Sa deuxième piste est de travailler sur des sujets de stratégie territoriale, pour relocaliser la production des biens et services. “Il y a pour moi un vrai enjeu de planifier ces enjeux” dit-il. Pour Florent, l’enjeu n’est pas tant de bifurquer mais d’être ingénieur différemment. “Je pense qu’aujourd’hui, il y a un enjeu à ce que les ingénieurs communiquent avec d’autres disciplines. Le jour où un.e ingénieur.e s’assoit avec un.e urbaniste, un.e philosophe, un.e sociologue et un.e médecin, peut-être qu’on pourra penser la ville de demain.” L’ingénieur de demain doit communiquer avec les autres et ne pas se couper de lui-même. “Aujourd’hui je me vois plus comme un humain, avant d’être un ingénieur.” Sa description sur Linkedin est d’ailleurs : “Humain, ingénieur, anthropocène.” 

Faire le deuil des récits et projections futures 

Derrière le terme ingénieur, il se cache aussi des récits : salaires à plusieurs chiffres, responsabilités, congés, identifications aux alumnis de l’école et à leurs modes de vie. “Globalement, j’ai réussi à faire le deuil de toutes ces choses qui sont clairement des trucs de privilégiés”, indique Florent. Il reconnaît que le fait de ne pas avoir connu la précarité lui a sûrement permis de faire ce saut sans parachute en démissionnant du CEA sans savoir ce qu’il allait faire ensuite. Aujourd’hui, le seul truc qui coince pour Florent, ce sont les congés. “5 semaines, c’est court, surtout si l’on voyage à un rythme raisonnable et de manière moins carbonée. Je suis très attaché à ça. Ce n’est pas ce qui va me faire reprendre un travail d’ingénieur classique, mais c’est quelque chose que j’aurais du mal à mettre de côté.” Il a fait 3 autres deuils depuis l’école d’ingénieur : le deuil de l’organisation parfaite, celui des certitudes et des réponses uniquement techniques.

5 recommandations pour les ingénieurs

  • #1 Bifurquer, changer les choses de l’intérieur, explorer et tester, il n’y a pas de mauvais mode d’action. À partir du moment où l’envie de s’engager est là, chacun peut le faire de différentes manières.
  • #2 Prendre le temps. Faire des pauses. Il est important d’apprendre à s’écouter et de se connaître.
  • #3 Accepter les incertitudes. Il y a tellement de sons de cloches différents sur les sujets de transition, il y a tellement d'arguments dans tous les sens, qu’on a du mal à savoir quels sont les bons arguments. Même moi, je racontais des trucs il y a 2 ou 3 ans, c’était n’importe quoi. Mais avec mes compétences et ma légitimité d’ingénieur, je m’étais auto-convaincu que c’était bon et tout le monde m’écoutait et me croyait. En fait, j'avais tort.
  • #4 Ne pas désespérer qu’un jour, on réconciliera technique et humain. 
  • #5 Accepter de descendre de son piédestal de l’ingénieur.

Pour passer à l’action

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