Ingénieurs : mieux que la bifurcation, le choix !
Je vais prendre ici le contre-pied de beaucoup d’interventions sur la bifurcation des ingénieurs. Mais c’est pour casser un raccourci sur un sujet qui est en réalité plus complexe qu’il n’y paraît. Je vais développer dans cet article ce que j’exprime ouvertement face à mes propres élèves. Je me présente, Laurent, je suis professeur en management au sein de l’École d’ingénieur Centrale Supélec (ex Centrale Paris) et je suis dirigeant de Primaveras, une école spécialisée dans l’accompagnement de la quête de sens au travail. Mais je suis aussi essayiste, mon premier ouvrage "Le pouvoir, le bonheur, le climat" (Editions du Détour) parle de ces cadres, ingénieurs inclus, qui sont en plein désarroi dans leur travail. Ce désarroi repose sur de multiples raisons qui ne sont pas uniquement liées à la crise écologique.
La voie toute tracée par les maths
Pour bien comprendre les ingénieurs, il faut d’abord revenir sur le parcours scolaire de ces diplômés particulièrement convoités dans l’enseignement supérieur. Pour tous, la maîtrise des maths a constitué le socle de leur réussite à l’école. D’ailleurs, à tort ou à raison, ils font partie de ce qu’on désigne comme « les bons élèves ». Leur trajectoire passe alors invariablement par les classes préparatoires, et pour une large proportion, par les concours des écoles d’ingénieurs. Alors pour les lauréats, les cursus qui vont suivre se concentreront sur les matières scientifiques, les mathématiques et les disciplines physiques dans de multiples déclinaisons, plus ou moins spécialisées selon le classement des écoles « d’ingé ».
Cette trajectoire, souvent entourée de prestige, a formaté durant des décennies des carrières orientées presque exclusivement vers les métiers de l’industrie, du bâtiment, de l’énergie ou de l’informatique, le plus généralement au sein de majors nationaux ou internationaux. C’est ce qu’on appelait la voie royale, c’est-à-dire une évolution professionnelle presque totalement prévisible et focalisée autour de la « technique ». Soyons honnête : cette image est encore très marquée dans nos représentations actuelles des ingénieurs. Pour beaucoup, le métier d’ingénieur se caractérise par la manipulation de connaissances que seuls ceux qui auraient la « bosse des maths » pourraient accomplir.
Alors face au contexte de la crise climatique, il faudrait à présent que les ingés remettent en cause ce schéma établi. Par ce que la seule issue pour un ingénieur serait de « bifurquer », pour ne pas devenir complice d’un système que leurs ainés auraient alimenté par leurs compétences au sein d’organisations coupables de détruire la planète. Bifurcation : ce terme à la mode décrit en effet des orientations professionnelles « improbables » au regard du diplôme d’ingénieur, vers des métiers qui seraient dénués de toute valeur pour un cerveau biberonné aux modèles mathématiques en tous genres.
Mais cet appel à la bifurcation comporte deux erreurs.
La première serait de reproduire un nouveau schéma d’orientation formaté, une nouvelle voie toute tracée qui serait désormais la seule vertueuse, celle de renoncer à sa formation, et d’avoir une forme de courage à travailler dans un métier radicalement opposé à celui auquel on se serait préparé. Se lancer dans la permaculture serait indigne d'un centralien ! Il n’est pas question ici de dénoncer ceux qui entreprennent ces choix de changement au sortir des études par exemple, mais d’alerter sur les risques de décréter unilatéralement de ce qui est juste ou valable, ou de ce qui ne l’est pas, en matière de choix d’orientation et de profession.
Car la seconde erreur de ces appels à s’écarter de « l’ancienne » voie toute tracée, serait d’oublier que les compétences de l’ingénieur vont bien au-delà des seules disciplines techniques. Car comme je l’évoquais plus haut, nous sommes influencés par une image déformée de la réalité de « l’ingénieur ». Leurs formations permettent en effet plus encore d’activer des savoir-faire d’analyse, des capacités de conceptualisation ou de modélisation, mais également des facilités dans la résolution de problèmes. Ces facultés peuvent s’exercer dans de nombreux métiers, lesquels sont parfois très éloignés des « fonctions traditionnelles » du stéréotype du scientifique. De ce fait, et plus encore dans un monde où les parois des métiers sont complexes, bien malin celui qui peut qualifier de bifurcation une orientation dans tel ou tel métier en apparence « non-ingénieur ». Alors pourquoi pas la permaculture ?
Ce que les ingénieurs n’ont pas appris
Plus fondamentalement, faire de la bifurcation un modèle à suivre revient tout simplement à refuser aux ingénieurs leur capacité à choisir. Et c’est bien le problème de l’histoire des carrières linéaires que je présentais plus haut. L’histoire d’un bon élève, autrement dit d’un « bon en math », signifiait ne jamais avoir à faire de choix pour son orientation puisque les notes décidaient à la place de l’étudiant. Jusqu’aux classements dans les concours qui dictaient le choix de l’école et finalement de la spécialité dans laquelle la carrière allait ensuite se dérouler.
Le défi des ingénieurs, jeunes et expérimentés d’aujourd’hui, sera donc d’apprendre à faire des choix pour le sens qu’ils veulent donner à leur travail. Ne pas se contenter de suivre par mimétisme en quelques sortes comme ils l’ont fait autrefois sans doute.
Incontestablement, nombre d’ingénieurs sont sensibles à la transition écologique et sociale. Une nette majorité - de surcroît croissante - de mes élèves exprime cette ambition de changer un monde qui détruit nos écosystèmes. Mais le défi consiste pour eux à choisir la meilleure manière d’agir au travers de leur travail futur ou actuel. Cette meilleure manière peut prendre des formes multiples du fait de l’étendue de leurs capacités. Multiples signifie donc de ne pas forcément rejeter les « carrières traditionnelles » dont d’ailleurs notre système économique a toujours besoin quels que soient les sensibilités écologiques. Multiples ne signifie donc pas aussi forcément qu’il faut bifurquer, mais avant tout de décider de son orientation selon des critères autres que ceux du prestige ou de la pression sociale.
Cette faculté à faire des choix exige une posture que les études d’ingénieur de façonnent pas. Ou pas encore !
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